J’avais dû regarder chez Sam, me rendre chez Lysandre, essayer différents modèles pendant plusieurs heures avant de trouver chaussures à mon pied chez Repetto. La milonga à laquelle je me rendais ce soir avait lieu sur la côte bretonne et exigeait par conséquent d’avoir le pied marin. Avec cet achat, certes coûteux, j’étais tranquille, et pour la danse et pour le climat.

Quand j’arrivai sur la place où un quartet jouait « Los pies en el suelo », il était déjà tard mais plusieurs danseuses faisaient encore le pied de grue et je sus, en apercevant cette jolie femme, que je n’allais pas tarder à lui enlever une épine du pied.

Malheureusement, dès le premier tango, j’eus le pied un peu lourd et sa remarque tomba : « Monsieur, vous dansez comme un pied ! », puis elle alla se rasseoir.
Quant à moi, je ne perdis pas pied et m’empressai d’inviter quelqu’un d’autre qui n’aurait pas ce genre de réflexion facile ! La valse était fluide, agréable, douce, exquise, sensuelle et je le lui dis. Je ne sais pas pourquoi elle prit ma remarque pour elle, mais vraiment au pied de la lettre tant et si bien qu’elle se mit à me traiter de tous les noms d’oiseaux. Encore une qui avait dû se lever du pied gauche !

Je n’allais pas partir découragé, j’étais en forme, j’avais encore, malgré mon âge, bon pied, bon œil et une envie folle de danser jusqu’au bout de la nuit.
J’invitai alors une femme rondelette, bien en chair qui ne cessa de rire pendant la danse, de faire des réflexions sur le temps qui passe vite, sur la météo qui ment, et je ne sais encore quelles inepties. Bref, vous l’avez compris, bête comme ses pieds alors qu’au tango c’est impossible, c’est même déconseillé voire interdit !

Au tango il faut avoir les pieds bien ancrés dans le sol mais moi après cette nuit pleine de rebondissements, je me suis dit qu’avoir les pieds sur terre c’était déjà pas si mal !

En photo oeuvre de Mariano Otero