Très tard, un soir, ce devait être juste avant la cumparsita…

 …j’ai rencontré une femme que je n’avais pas encore remarquée, et pourtant elle était arrivée, me dit-elle, la première.

«J’arrive toujours quelques minutes avant l’ouverture de la milonga… Chez moi, je me prépare assez tôt en pensant aux hommes qui m’inviteront, je choisis un mascara qui me donnera un regard langoureux ou bien un rouge sur mes lèvres qui les troublera mais toujours en accord avec ma toilette… Je n’aime pas avoir un style classique, je recherche quelque chose de plus profond, de romantique ou dramatique parfois. Je veux que l’homme ressente un vertige, un élan lorsqu’il me regardera et m’invitera. C’est pour lui que je me fais belle : en noir pour la séduction, en blanc pour l’innocence ou en rouge pour la sensualité.»

J’écoutais cette femme et je ressentais une violente émotion car sa voix traduisait une tristesse infinie et je compris tout à coup que personne ne l’avait en fait invitée, qu’elle n’avait ni valsé, ni dansé un tango ou une milonga. Elle était restée là, assise, quelquefois s’était levée, avait esquissé quelques pas, seule…

«Seule, je suis restée seule toute la soirée, parfois un homme a fait quelques pas avec moi, mais seulement quelques pas… Le plus souvent, les danseurs viennent me saluer, ils me racontent leurs soucis pour réaliser telle ou telle figure ou bien médisent sur un autre couple de danseurs ou encore aimeraient passer un moment avec moi, « mais pas pour danser… , ajoutent-ils, pour se reposer… ». Je sais qu’ils me trouvent désirable, alors je reviens les voir, ces hommes car je les sais fragiles, lâches parfois, souvent infantiles, quelquefois enfantins. A chaque milonga je suis présente, je suis là pour eux et tous m’appellent « La Cortina », comme dans un tango de Eduardo Arolas.

Photo : Carmen Aguiar et Victor Convalia