Elle est posée ici, sur une chaise, dans cette milonga où elle vient depuis des années… eElle ne les compte plus mais elle vient et retrouve ses sœurs assises comme elle qui sur un banc, qui sur une chaise, toujours à la même place, elles se ressemblent, regard identique, le corps quelque peu usé, endormi, les pieds fatigués de ne pas assez bouger, marcher, s’élancer, elles connaissent le no man’s land de la piste, elles sont posées ici et elles attendent,

elle aussi attend et elle regarde…

…ce danseur au tee shirt rayé qui lui fait penser à un marin, elle ressent son abrazo musclé et imagine son odeur d’embruns, elle devine un tatouage sur son épaule… Moment sublime d’imaginer… Elle imagine plus qu’elle ne danse.
Jamais son mari n’a voulu apprendre à danser le tango, il ne l’a jamais accompagnée à un bal, c’est déjà bien qu’il la laisse y aller, il se doute qu’elle ne danse pas beaucoup, elle le lui dit d’ailleurs mais lui ne change pas d’avis.

Elle attend et elle regarde…
…ce garçon gracieux, félin, jeune. Bien sûr, il a la chemise par dessus le pantalon, il danse en baskets et il porte les cheveux longs mais son corps sait donner de douces impulsions ou parfois encore il suspend un mouvement et elle, sur sa chaise, en un éclair elle se sent envahie d’ un léger tremblement, palpitation intense…
Son mari ne lui fait plus l’amour ou alors une fois comme ça, rapidement, elle a à peine eu un frisson qu’il est déjà en train de se revêtir. Elle ne lui dit pas, elle ne lui dit plus.
Elle attend encore et toujours elle regarde…

Déjà cette heure-là se dit-elle. Le temps passe et pourtant rien ne change. Elle pense qu’il viendra, qu’il va arriver, elle l’attend avec fièvre, c’est bientôt l’heure pense-t-elle, il va arriver. Sinon elle va faire comment avec ce gouffre en elle et cette salle comble. Elle croit qu’il y a quelqu’un et peu importe s’il ne porte pas un pull rayé ou si son abrazo n’en est pas un.
Chaque fois qu’elles viennent dans cette milonga, elles continuent de croire qu’un danseur viendra, viendra à bout de leur solitude. Mais souvent, la musique est trop forte, trop intense et les danseurs n’entendent pas la solitude de ces femmes assises qui sur une chaise, qui sur un banc, toujours à la même place…

Serge Davy

Photo Carlos Furman